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Le Choix du Pardon

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Fesseha Fre Weri, un Canadien originaire d'Érythrée, raconte le choix auquel il fut confronté lorsqu'il était jeune adulte - prendre les armes ou travailler pour la paix. Il s'exprimait à Caux, en Suisse, en 2003. 

Le pardon, c’est le parfum de la violette qui s’accroche au talon qui l’a écrasée

Photo: Fesseha Fre Weri et Osman Ibrahim Shum, d'Érythrée, l'un chrétien et l'autre musulman, qui tous les deux sont venus vivre au Canada.

J’hésite en général à raconter mon histoire parce qu’elle me fait revivre une situation des plus douloureuses. J’aimerais oublier le passé, mais quand je vois des gens subir le même genre de douleur que la mienne, ou pire encore, je prie pour que le Tout-Puissant me donne le courage d’affronter mon passé déchirant et que mon témoignage puisse en aider d’autres à affronter le leur. 

Quand tout autour de nous se détraque, mais se détraque vraiment, nous sommes pleins de rancune, déconcertés, perdus, amers et désespérés, nous vivons dans de profondes ténèbres. 
 
C’est ce qui m’est arrivé à l’automne de 1970. Avant cette époque, tout semblait bien aller. Jeune douanier, j’envisageais un avenir prometteur. Les membres de ma famille vivaient tous heureux dans leur village. Le verger fécond de mon père me paraissait éternellement en fleur. Les gens de mon village arboraient toujours un sourire épanoui. Musulmans et chrétiens vivaient en parfaite harmonie dans mon village. Mon père partageait les fruits de son verger avec tous. Par ailleurs, ses goyaves étaient délicieuses. Un kilo de goyaves coûtait alors moins de 0,01 $ US. 
 
Cependant, bien loin de mon village, le mouvement rebelle pour la libération de l’Érythrée prenait de l’ampleur dans les collines et les montagnes. Une nuit, au début du mois d’octobre 1970, l’armée éthiopienne située dans la ville voisine de Keren a entendu une seule détonation provenant de notre village. Le lendemain, nous tenions un service funèbre pour un villageois musulman (le Coran nomme cette cérémonie Altfatiha). Huit cents personnes de mon village et des villages avoisinants s’étaient réunies pour le rituel de la prière. Ce même jour, l’armée éthiopienne est descendue de partout sur notre village et a massacré presque tous ceux qui s’y trouvaient, dont 730 d’entre eux en une seule heure. Beaucoup parmi eux ont été brûlés vifs dans leur hutte au toit de chaume. Mes proches et bon nombre de mes chers amis faisaient partie des victimes. Mon père et ma mère ont compté parmi les rares personnes à avoir pu s’échapper. De quelle manière constitue le sujet d’une autre histoire, mais ils ont été témoins de l’anéantissement de toute la vie autour d’eux. Leur verger, plus tard converti en camp militaire, a été entièrement détruit. Notre demeure a été incendiée. Notre troupeau de vaches et de moutons, totalisant plusieurs dizaines de bêtes à l’époque, a été massacré ou abattu.

J’aurais aimé être témoin de ces atrocités, parce que j’aurais ressenti le choc plus graduellement et que je l’aurais possiblement mieux géré. Je suis arrivé dans mon village après que tout a été réduit en cendres. À la vue de ce carnage, je me suis effondré. Cette douleur me dépassait. Je suis devenu comme mort.

De pardonner ceux qui m'ont fait du mal serait un acte de lâcheté, de peur et de soumission envers ceux que j’appelais mes ennemis. Il était temps que je saisisse ma mitraillette Kalashnikov et que je me joigne à mes compatriotes dans les montagnes. Je n’avais pas compris qu’en m’abandonnant à ma colère et à mon besoin de vengeance, je cédais à un ennemi pire que ceux qui étaient responsables de mes pertes. 

Quelques mois avant ce désastre, j’avais pris connaissance du Réarmement moral. J’y avais d’abord vu une idéologie ayant pour but d’apaiser les Africains pour qu’ils continuent de se soumettre aux Blancs. Peu de temps après, j’ai découvert que le Réarmement moral représentait un défi : un défi à ma vie personnelle, un défi à mon amertume, un défi à mon comportement corrompu, une voix forte qui frappait à la porte de mon cœur. J’ai demandé à Dieu : « Maintenant que tu as permis que tout ça m’arrive, que veux-tu que je fasse? » Dieu m’a répondu ainsi : « Mon commandement est clair : “Ne tue pas.” Ta tristesse et ta colère résultent de ta transgression de mon commandement. Je sympathise à ta peine. » J’ai prié pour qu’il m’inspire et me donne du courage. Le poids de ma colère m’écrasait, mais je sentais aussi que j’avais un autre appel : le but de ma vie était-il d'être fâché et vengeur? Un de mes amis m’a demandé : « Veux-tu faire partie de la destruction ou de la guérison? Si tu veux faire partie de la guérison, commence par guérir toi-même. »

J’ai pensé à séparer ma colère de ma personne et j’ai décidé de voir ma colère et en ma soif de vengeance comme une maladie ayant besoin d’un remède. Ce remède était le pardon. Qui devais-je pardonner? Un tueur? C’était difficile, voire impossible. J’ai alors réalisé que le pardon ne vient pas facilement. Il m’est venu par la méditation et des conseils. Mes amis du Réarmement moral m’ont accordé un soutien précieux pour me libérer de mon amertume. 

Le pardon m’a donné la force de me débarrasser d’autres vices. En apprenant à pardonner, j’ai également appris à mettre ma vie corrompue en ordre. En tant que douanier, on ne parle pas de corruption, mais de cadeaux. Le douanier reçoit des cadeaux, dont la liste est sans fin. Certains cadeaux sont aussi petits que des poux, d’autres aussi gros que des crocodiles, mais ils nourrissent tous la corruption. Je parle de cadeaux! J’ai dû affronter la réalité de la corruption dans mon cœur, sans y trouver d’excuses. Qu’elle se trouve dans la vie privée ou publique, la corruption ne produit qu’une seule chose : la destruction. Elle détruit la personne, la communauté, le pays. 

Le plus beau cadeau que j’ai reçu en pardonnant à ceux qui m’avaient si cruellement fait souffrir, c’est de comprendre la douleur et le deuil d’autres gens partout dans le monde. Je comprends maintenant ce qu’ont subi les Bosniens, par exemple. Voir la souffrance de mes semblables me fait entrer profondément en moi et, quand je suis placé dans une telle situation, je leur parle de ma douleur.

En novembre dernier, on m’a demandé de parler des cultures régionales à 450 soldats canadiens du maintien de la paix qui se rendaient en Érythrée et en Éthiopie. Avec un Éthiopien, nous avons organisé un groupe de 20 personnes, composé d’Érythréens et d’Éthiopiens, pour nous aider. L’une d’entre elles était la fille du gouverneur de l’Érythrée responsable du massacre des gens de mon village et de milliers de plus dans d’autres villages. Le régime marxiste du colonel Mengistu a plus tard assassiné son père. Des gens qui, au départ, se regardaient avec incertitude se sont quittés, lorsque leur travail a été terminé, en se faisant l’accolade et en se sentant fondamentalement liés sur le plan spirituel. Nous parlons désormais du passé, d’une douleur partagée et de la manière dont l’utiliser pour guérir la crise actuelle dans notre région.

Je suis heureux de dire qu’une fois leur mission accomplie, les soldats du maintien de la paix sont rentrés au Canada sans incident.

Je citerai en partie un poème de George Roemisch que je trouve inspirant : « Le pardon, c’est le parfum de la violette qui s’accroche au talon qui l’a écrasée. »

Si, par hasard, nous sommes le « talon » qui a écrasé une violette, il est temps de demander pardon à l’offensé. Demandons pardon à notre mari ou à notre femme, à nos enfants, à nos proches, à nos amis, aux membres de notre collectivité. Si, par contre, nous sommes la violette écrasée, nous continuerons d’exhaler notre odeur pour transformer le monde en un endroit meilleur.

Fesseha, sa femme et leurs deux enfants sont déménagés à Ottawa, où il a suivi une formation de chef. Il est décédé le 31 mai 2017, au terme d’une lutte courageuse contre le cancer.